Nos contenus culturels sont-ils dans le web des données ?
Mémoire déposé dans le cadre de la consultation publique pour le renouvellement de la politique culturelle du Québec, 8 mai 2016.
Parmi tous les documents publiés — tant par les gouvernements du Québec et du Canada que par les institutions et organismes préoccupés par le nécessaire renouvellement d’une politique culturelle dans un contexte de transition numérique — il n’est fait aucune mention de la donnée. Celle-ci est pourtant au cœur du « numérique » (peu importe la définition choisie) si bien qu’il est impossible d’élaborer une vision, une politique et des programmes qui soient cohérents et qui aient un impact réel et de longue durée sans une compréhension fine de ce dont il s’agit.
Comprendre la donnée, c’est être en mesure de répondre à la plupart des questions qui se trouvent sous les sept thèmes du document de consultation et, de manière plus générale, à celles-ci :
Quels sont les éléments fondamentaux sur lesquels il faut agir pour que la politique culturelle fasse émerger des projets et actions ayant un impact transformateur et durable sur l’économie de la culture?
Que devrait-on retenir des orientations qui façonnent les stratégies et les programmes d’états ayant une structure de soutien similaire à celle du Québec?
Comment des programmes peuvent-ils avoir une portée transversale sur les trois principaux axes de la politique que sont :
(1) l’affirmation de l’identité culturelle,
(2) le soutien aux créateurs et aux arts et
(3) l’accès et la participation des citoyens à la vie culturelle?
Ces questions ont orienté la rédaction de ce mémoire. Celui-ci a été rédigé à partir d’un rapport-synthèse réalisé à la demande de la SODEC afin de dégager les éléments essentiels à son appréhension du contexte au sein duquel les créateurs et entreprises culturelles vivent désormais. Lire le mémoire
Pourquoi s’investir autant dans la création et la production d’œuvres musicales et les laisser ensuite devenir graduellement invisibles sur le Web, une fois la campagne de promotion terminée ? Pourquoi laisser aux plateformes technologiques le soin d’identifier et de catégoriser les œuvres ? Pourquoi s’insurger d’une part contre la copie illégale et de l’autre, diffuser des fichiers audio sans données détaillées sur les créateurs et les détenteurs des droits ?
Ces questions surgissent depuis que je contribue à des projets de valorisation de métadonnées dans le domaine de la culture. Ce sont également des enjeux vitaux pour la présence numérique de la musique créée et produite au Québec, Ce sont ces même raisons qui m’amenaient à assister à la présentation de Jean-Robert Bisaillon, lors du MusiQClab du 28 janvier dernier, à Montréal.
Initialement publié dans le blogue de Direction informatique, le 7 décembre 2015.
Le plus grand défi imposé par la révolution numérique aux industries culturelles et créatives n’est pas de nature technologique mais organisationnelle. Nous ne voyons encore que trop peu d’expérimentations hors des modèles de création et de distribution traditionnels. Qu’est ce qui retient nos entreprises culturelles?
Lors du Sommet sur la découvrabilité, qui était organisé par le CRTC et l’ONF et qui avait lieu à Montréal la semaine dernière, j’ai eu l’impression qu’il fallait encore convaincre les participants que les changements qui bouleversent leur univers sont, non seulement irrémédiables, mais qu’ils s’accélèrent. Pourtant, nous ne sommes plus uniquement en présence de nouveaux usages numériques, mais d’une nouvelle génération de « consommacteurs » autour desquels s’élaborent des services et des outils. Un public plus difficile à joindre et qui a sa propre grammaire, comme le mentionnait Suzanne Lortie, professeur et directrice du programme en stratégie de production culturelle et médiatique à École des médias de l’UQAM, en parlant des YouTubers, ces jeunes créateurs de contenus qui sortent des codes habituels de l’audiovisuel et ont des succès d’audience.
Il y a pourtant plusieurs années maintenant qu’ont été publiés les rapports du CALQ et de la SODEC sur le nécessaire virage numérique. Il est donc fort probable que tous étaient déjà bien au fait des transformations qui affectent la création, la distribution et la consommation de contenus culturels. C’est pourquoi les conférences qui composaient la première partie de l’événement n’ont pas déclenché d’électrochoc mais ont rappelé l’urgence d’agir face à des écosystèmes et des modèles qui se mettent en place en ne nous laissant qu’un rôle de fournisseur de contenus.
La table ronde qui réunissait des experts, praticiens et enseignants a permis d’entrevoir, trop brièvement, ce qu’un réseau de compétences et d’expériences diversifiées pourraient apporter à des projets novateurs. Ces « partenariats improbables » évoqués par Sylvain Lafrance, professeur à HEC Montréal et ancien vice-président exécutif de Radio-Canada, ne seraient-ils pas plutôt des alliances naturelles dont on a ignoré le potentiel ?
Face au rouleau compresseur culturel des grandes plateformes numériques ne faudrait-il pas développer un réseau de partenaires afin de miser sur la mutualisation de ressources et de compétences? Et, pourquoi, tel que le suggérait le conférencier principal et consultant en nouveaux médias, Pascal Lechevallier, ne pas établir des partenariats à l’échelle de la francophonie ? C’est cette même ouverture sur le monde et les marchés francophones, que réclamait Jean-Daniel Nadeau, journaliste au Devoir, en dénonçant la myopie des médias, à la suite du Congrès de la fédération des journalistes du Québec.
Ces questions avaient pourtant déjà été soulevées en 2012, lors d’un forum France-Canada sur les enjeux des contenus numériques, organisé par le Conseil des technologies de l’information et des communications. Plusieurs des participants au sommet de la semaine dernière y étaient d’ailleurs présents.
Le véritable défi pour les contenus culturels à l’ère numérique est de sortir d’un modèle de création et de production qui n’est plus supporté par l’écosystème. Comme je l’ai démontré dans un billet précédent, la vraie nature du changement est culturelle: il faut abattre les silos disciplinaires et organisationnels pour connecter nos réseaux de compétences et mettre en commun nos savoirs.
Ce sont les réseaux collaboratifs qui permettent de décoder les signaux faibles du changement, de varier les perspectives sur une problématique et d’élaborer un prototype de solution. Pourquoi des organisations qui ont des enjeux communs ne collaboreraient-elles pas ensemble pour expérimenter des solutions? Parmi nos créateurs et nos entreprises culturelles, quels sont ceux et celles qui rechercheront ces « partenariats improbables »?
Ne pas être préoccupé de la présence et de la visibilité des contenus des industries culturelles et créatives sur le web, c’est, pour une institution: attendre d’être obsolète ou, pour une entreprise: être bientôt ou déjà mise hors jeu par les grands intermédiaires technologiques.
Mais dans tous les cas de figure, c’est être les grandes perdantes de la guerre que se livrent les grandes plateformes pour occuper nos écrans et promouvoir les contenus qu’elles ont sélectionnés en fonction de leur stratégie. Cette stratégie repose fondamentalement le transfert de la création de valeur du produit à la plateforme. Dans ce modèle, ce sont les règles d’affaires ,et non les produits qui s’adaptent selon les besoins des marchés. Ces règles d’affaires sont les algorithmes qui traitent les métadonnées des catalogues, ainsi que les données générées par les interactions avec les consommateurs.
Dans un billet publié la semaine dernière,sur la découvrabilité des contenus culturels, j’ai dénoncé sur la faible exploitation des catalogues, répertoires et archives de contenus et sur la perpétuation des silos de données qui font que nos produits culturels n’ont pas de masse critique, et donc d’existence, dans le web des données.
Parler de découvrabilité sans s’interroger sur les conditions requises pour provoquer la rencontre de l’offre et la demande ou pour favoriser la fortuité du croisement entre une attention disponible et une offre, c’est chercher une médication sans avoir établi de diagnostic médical.
Bien sûr, la découvrabilité est un concept qui ne date pas d’hier. À tout le moins, dans le domaine des sciences de l’information, c’est un élément familier de l’économie du document. Et certainement, il y a différents parcours de découverte pour les contenus: critique, recommandation, promotion, en ligne et hors ligne.
Mais le parcours le plus rentable est celui qui permet de tracer les contenus, de suivre leur consommation, de collecter les données sur lesquelles reposent des décisions tactiques et stratégiques. Ce parcours est celui va de la mise en ligne du catalogue (ou pour les plus avancés, la mise à disposition des données du catalogue en mode public ou ouvert) à l’enrichissement des données d’usage par les consommateurs et, indirectement, par les partenaires.
C’est ce parcours que nos institutions culturelles , comme nos entreprises de la culture et du divertissement, ne perçoivent pas encore comme une condition essentielle de survie, mais surtout, d’autonomie et de contrôle sur le pétrole de l’économie numérique: la donnée.
Comme je le mentionnais, dans le blogue de Direction Informatique, à propos du commerce électronique:
Le catalogue de produits demeure le maillon faible du commerce électronique au Québec. Pour trop d’entreprises, c’est encore une brochure ou, au mieux, une arborescence de site web. Mais pour les plateformes commerciales à succès, il s’agit plutôt d’un ensemble de données structurées s’adressant aux consommateurs afin de faciliter leurs décisions d’achat. Et pour celles qui sont entrées dans l’économie numérique, c’est aussi la composante d’un système d’information stratégique.
Alors, serons-nous uniquement les clients et utilisateurs des grandes plateformes ou deviendrons-nous les créateurs et bâtisseurs de cette économie numérique?
Tout comme dans le commerce électronique, le catalogue est le maillon faible des industries culturelles et créatives au Québec. À lire l’invitation du Sommet sur la découvrabilité, il semble que nous n’ayons pas encore réalisé ce qui fait le succès des plateformes comme Amazon, Netflix, iTunes ou YouTube : une culture de la donnée qui favorise les rencontres entre l’offre et la demande.
Trop rares sont les entreprises qui, quel que soit leur secteur d’activité, exploitent leurs actifs informationnels sur le web ainsi que le font de nouveaux acteurs issus du numérique qui sont ou qui deviendront rapidement leurs plus féroces concurrents. À ceux-ci il faut ajouter les géants technologiques qui ont choisi le modèle de la plateforme, plutôt que celui du produit, et qui captent lors de chaque transaction, une valeur en micropaiement ou données.
Les fonds qui restent au fond des systèmes
Pourtant, malgré les refontes de sites, les applications et les innovations technologiques, nos contenus culturels et créatifs sont pratiquement absents du web des données. Les répertoires, catalogues, fonds et archives ne sont accessibles aux humains et aux machines que par l’entremise d’un espace de recherche, souvent peu adapté aux besoins des utilisateurs. La diffusion des contenus dépend généralement de campagnes de promotion ponctuelles et plus ou moins bien ciblées dédiées aux nouveautés, laissant dans l’internet profond des actifs riches qui profiteraient bien de la longue traîne s’ils étaient visibles. Ceci expliquerait en partie le phénomène que décrit l’auteure Annie Bacon dans un récent billet intitulé « Une industrie de la nouveauté ».
L’industrie du livre se rapproche ainsi de l’industrie du cinéma dans laquelle les films n’ont plus que quelques fins de semaines pour convaincre les cinéplexes de les garder en salle. Un mauvais premier week-end et le film disparaîtra avant la fin du mois.
Combien de rendez-vous ratés avec le public et d’opportunités de développement de marché nos industries culturelles ont-elles raté sur le web? Combien de contenus n’ont pas rencontré leurs publics faute d’être visibles et découverts, par recommandation algorithmique ou par simple diffusion de métadonnées au bon endroit?
Le catalogue, actif stratégique?
Nous accusons un retard considérable en matière de diffusion et de distribution de contenu parce que nous ne maîtrisons pas les compétences nécessaires pour transformer nos catalogues et répertoires en données exploitables et interopérables. Si nous n’accordons pas la priorité à ces actifs stratégiques, nous risquons de nous confiner au rôle de fournisseurs et clients de l’économie numérique. Cette économie est celle de la donnée, elle repose sur la diffusion des métadonnées, ces données qui fournissent une description détaillée d’un livre, d’une chanson, d’un film ou tout autre type de contenu. Ces métadonnées facilitent la recherche, favorisent la découverte et permettent aux entreprises d’enrichir leur connaissance du marché en les croisant avec les données résultant de l’interaction des utilisateurs.
La destination, c’est l’utilisateur
Il existe, bien sûr, des programmes qui soutiennent le développement de sites internet et d’applications, ainsi que l’appropriation de nouveaux outils. Il s’agit cependant d’actions morcelées qui, en perpétuant les silos de données, obligent les consommateurs à multiplier leurs recherches ou limitent la découverte de nouvelles offres. Selon cette perspective, chaque site ou application est une destination. Dans une perspective numérique, l’utilisateur est au cœur du modèle par les requêtes qu’il adresse, directement, aux moteurs de recherche, ou indirectement, par ses actions et ses choix. L’utilisateur est devenu la destination.
Laisser le champ libre à Google et cie?
Être visible dans une économie numérique, c’est donc aller à la rencontre de son marché. Ne pas aller à la rencontre des consommateurs en mettant les contenus à leur portée, c’est laisser le champ libre à ceux qui ont compris comment, à partir du contenu intégral ou des métadonnées d’une oeuvre, on peut générer de l’information qui soit intelligible pour des lecteurs ou des applications. Voici pour preuve, cette observation partagée sur Twitter lors du Congrès des milieux documentaires du Québec qui avait lieu cette semaine, à Montréal :
La force des grandes plateformes technologiques repose sur la capacité d’agréger et de croiser des données de sources différentes, de les contextualiser à l’aide des données des utilisateurs et d’en faciliter le repérage et l’interprétation pour diverses applications.
Que faire pour entrer dans le web des données?
Il faut édicter une politique visant à encourager l’adoption, par tous les acteurs des industries culturelles et créatives, d’un modèle de métadonnées harmonisées. En cela, nous pouvons nous inspirer de la Feuille de route stratégique sur les métadonnées culturelles qui a été publiée l’an dernier, par le ministère de la Culture, en France. Ceci permettrait de briser les silos technologiques et de rassembler les entreprises et institutions autour d’un projet numérique commun qui a une véritable portée stratégique.
Une politique de métadonnées culturelles constitue un instrument de gouvernance essentiel dans une économie de la donnée parce qu’elle requiert une collaboration active :
Élaboration d’une vision et d’une stratégie numériques qui soient partagées par les acteurs principaux.
Compréhension commune des objectifs et besoins de chacun. Définition et priorisation des enjeux sémantiques, techniques, juridiques et organisationnels.
Alignement de projets technologiques sur la stratégie (et non l’inverse).
La visibilité des contenus des industries culturelles et créatives devient un enjeu prioritaire pour le Québec qui se prépare à entrer dans l’économie numérique. Nous devrions, sans attendre, nous inspirer des démarches qui ont été entreprises ailleurs et développer nos compétences et notre maîtrise des données.
Entreprises et institutions culturelles, vos contenus sont-ils bien visibles?
Plusieurs participants ont appelé à passer à l’action. Agir, oui, mais sur quoi et, surtout, dans quelle(s) direction(s) et avec quelles intentions? Nous pourrions nous ranger derrière les 13 écrits, mais tout comme les programmes des partis politiques (auxquels nous reprochons leurs processus en vase clos), il manque la vision. Cette vision d’un Québec transformé socialement et économiquement par ses citoyens qui se sont affranchis des vieux modèles de pensée, découvrent de nouveaux outils et expérimentent de nouveaux usages.
Conversations et convergence
Cette rencontre était nécessaire. Il était plus que temps que nous conversions/convergions depuis la publication des écrits des 13 étonnés. Publication qui fut médiatisée mais non accompagnée des espaces et usages du web participatif. L’invitation de Sylvain a permis de réaliser la diversité des définitions, attentes et visions de ce que signifie la transition numérique du Québec (chercher le mot clic #numQc sur Twitter). Et encore, une partie de la diversité, puisque l’assemblée était très majoritairement masculine, francophone, blanche, certainement très diplômée et entre la trentaine et la soixantaine. Ceux et celles qui se trouvent de l’autre côté de la fracture numérique n’y étaient pas représentés.
Démocratie participative
Cette rencontre, je l’espère, devrait nous rappeler d’être inclusifs, de mettre les avantages numériques au service du bien commun et de ne pas retomber, au cours de notre démarche (ou action politique), dans les ornières de ces processus que nous nous efforçons de changer. La démocratie ouverte et participative est un apprentissage dans l’action qui demande beaucoup d’humilité et d’authenticité.
Lors de cette rencontre, et lors de toute prochaine activité, nous devons nous rappeler les mots clés de cette culture numérique que nous souhaitons tant voir contaminer les esprits, les organisations et les collectivités: pluralité, conversation, ouverture, collaboration, partage, etc. Oui, c’est difficile de changer, et oui, agir en démocratie participative nous demandera du temps et des efforts. Comment nous poser en sherpas numériques si nous ne pouvons pas y arriver?
Peut-on faire entrer le Québec dans l’ère numérique avec une démarche, des politiques et des programmes de l’ère industrielle?
C’est pourtant l’impression que donne la consultation annoncée il y a une quinzaine de jours par le gouvernement. Comment, alors, échapper au darwinisme numérique, cette sélection naturelle des cerveaux qui met hors jeu ceux qui n’ont pas appris à se réinventer?
La véritable nature du changement
S’il s’agissait uniquement d’un enjeu technologique, la modernisation des infrastructures et des équipements constituerait une piste de solution toute tracée. Cependant, les défis auxquels la société, les industries et les institutions font face sont d’une toute autre nature. Il est important de rendre explicite cette « transformation numérique » dont on parle afin de bien saisir la véritable nature d’une transformation qui est souhaitée ou redoutée, selon notre niveau de confort face à un monde qui change.
Le modèle mental de l’ère industrielle
Consultant et conférencier, Fred Cavazza analyse et commente la progressive adoption des nouveaux usages par les entreprises depuis les premiers âges du web. Selon lui, il est tentant d’adopter de nouvelles technologies, comme un site de commerce en ligne, sans opérer les transformations qui sont pourtant vitales pour les dirigeants et organisations de l’économie numérique. Il insistait encore tout récemment sur l’urgence d’acquérir les connaissances et aptitudes qui sont essentielles à la transformation:
/…/même si c’est plus valorisant et beaucoup moins risqué, résistez à l’envie de procéder à des transformations de surface pour gagner du temps. L’important n’est pas de sauver les apparences, mais de s’intéresser à la partie immergée de l’iceberg. Pour ce faire, la formation est un élément-clé pour transmettre rapidement des savoirs, faire évoluer les mentalités et initier une dynamique de changement en interne.
Victime ou acteur du changement?
Mais pourquoi changer si tout fonctionne encore de manière acceptable? En affaires, comme dans notre vie personnelle, le changement nous est imposé par des circonstances extérieures. Nous ne modifions nos stratégies et nos projets que lorsque nous rencontrons des écueils ou que nous sommes en situation d’échec. Certains esprits clairvoyants tentent d’identifier et de décoder les signaux faibles des discontinuités afin d’avoir le temps de se repositionner. Or, en général, par aversion aux efforts intellectuels et matériels que requiert tout changement, la majorité des individus et des organisations attendent d’être au pied du mur pour réagir. Ce fut le cas des médias. C’est actuellement le cas, entre autres, du commerce de détail et c’est peut-être déjà le cas de plusieurs institutions.
Le numérique, c’est complexe
La révolution numérique étant un phénomène qui transcende les secteurs d’activité humaine, sa définition varie selon la perspective de celui ou celle qui l’expérimente ou l’observe. Cependant, une des plus efficaces démonstrations de la complexité et de l’envergure du changement est l’excellente vidéo (moins de 8 minutes) produite par Michel Cartier il y a déjà cinq ans: Êtes-vous prêts pour le 21e siècle.
Mais alors, comment réussir à prendre le virage numérique avant de frapper le mur? Certainement pas en adoptant des solutions simplistes, limitées aux avancées technologiques et compartimentées par secteur d’activité. Et, surtout pas, en excluant la dimension humaine et sociale du phénomène. Peter Drucker a relevé dès 1967 cet enjeu incontournable de la révolution numérique:
We are becoming aware that the major questions regarding technology are not technical but human questions,
Si la maîtrise des nouveaux outils et usages, qu’il s’agisse de mobilité, d’objets connectés ou de science des données, nous accordait une certaine maturité technologique, il manquerait malgré tout à nombre de nos élus et dirigeants la capacité ou la volonté de sortir du schéma mental qui conditionne actuellement leurs décisions.
Connecter les réseaux
Évidement, on ne devient pas visionnaire en suivant une formation, mais on peut se mettre à l’écoute de ceux qui décodent et expérimentent les changements. On peut également se sensibiliser aux enjeux qui bouleversent les écosystèmes socioéconomiques comme l’on fait les élus, ailleurs dans le monde, qui ont rassemblé les forces vives de l’innovation dans divers domaines au cours d’états généraux ou d’assises publiques.
Comment transformer les mentalités, les usages et les modèles afin que des écosystèmes complets se reconfigurent et que nous ne devenions pas que les clients, mais les bâtisseurs de la nouvelle économie? Dans un billet publié récemment, j’écrivais : « Si nous retirions le mot « numérique » de l’expression « transformation numérique », nous inviterions probablement les bonnes personnes autour des tables de discussion ».
Sommes-nous prêts, élus, dirigeants, chercheurs, créateurs et citoyens, pour ce type de changement?
À la feuille de route et au groupe-conseil sur l’économie numérique annoncés le 23 octobre par Philippe Couillard, il manque ce qui fait la puissance des géants technologiques et la vraie modernisation de l’État : la culture de la donnée. Dommage d’accorder si peu d’intérêt à une compétence du domaine de l’information, le « I » des « TI » dont on ne retient que la technologie.
Attendre quoi?
Plusieurs observateurs au sein de mon réseau, tels Mario Asselin et Clément Laberge, se sont inquiétés de la volonté affichée de prendre le temps de « bien faire les choses ». Leurs allégeances politiques n’entrent pas en ligne de compte car, en l’occurrence, ce sont avant tout des partisans d’un Québec numérique. Cette mise en attente est décevante pour ceux et celles qui forment les cohortes des nouveaux métiers et entreprises de l’économie numérique. Il y a méprise sur la nature du changement. La véritable rupture est occultée par les innovations technologiques qui ne sont que les instruments et infrastructures permettant d’exploiter la matière première de cette économie : les données.
On consulte…
Nous nous attendions à ce que notre gouvernement propose une politique afin de soutenir la transformation de l’État et de favoriser le passage de notre économie de l’ère industrielle à l’ère numérique. Nous devrons cependant patienter en attendant les résultats d’une consultation qui vise à « établir un diagnostic de l’économie numérique au Québec, à déterminer les priorités d’action et à définir les grandes lignes de force où le Québec devrait investir afin de prendre une place enviable dans ce domaine ».
Permettez-moi d’exprimer la crainte qu’une telle démarche se solde par l’élaboration de nouveaux programmes visant uniquement le développement technologique alors que le plus grand défi à relever concerne l’aptitude des dirigeants à comprendre et à adopter de nouveaux usages et modèles d’affaires.
Au cœur de l’économie numérique : les données
Ce qui a particulièrement retenu mon attention, c’est qu’il n’y a pas de place pour l’information au sein du groupe-conseil. On a pensé aux entreprises, aux groupements associatifs pour le développement des affaires, aux organisateurs d’événements, aux start-ups, aux organismes de recherche en technologies de l’information, mais, hélas, pas aux sciences de l’information. Où sont ceux qui font la promotion des formats standards pour l’interopérabilité des ensembles de données, des politiques pour la production et la diffusion de métadonnées et des opportunités qu’offre le web sémantique? Qui viendra souligner qu’une véritable littératie de l’information permettrait de corriger la myopie technologique des équipes de projets numériques?
Il y a deux ans, je concluais ainsi un billet sur le faible intérêt de nos dirigeants pour la matière première de l’économie numérique: « Si l’information est réellement le carburant de l’économie du savoir, alors il semble que nous soyons en train de construire des réseaux de pipelines sans nous soucier de l’approvisionnement en pétrole ».
Yves Williams, l’un des pionniers de l’histoire du Québec numérique, a répondu à ce commentaire : « Le train n’est pas en retard… il est toujours en gare. Il se cherche une locomotive! ».
Le premier ministre Philippe Couillard sera-t-il celui qui mettra enfin sur les rails la locomotive de l’économie numérique?
A-t-on accordé trop de place à la technologie dans les programmes de données ouvertes des administrations publiques?
Si les hackathons et activités de co-création font désormais partie de la boîte à outils participatifs des villes dites intelligentes, il semble que ce soit bien calme du côté des portails de données ouvertes au Québec. Et s’il fallait provoquer la rencontre de l’offre et de la demande pour éviter que ces portails ne se transforment en cimetières de données?
Animation: au-delà des hackathons
Pourquoi animer un portail de données ouvertes? Parce qu’il ne suffit pas de rassembler des gens au cours d’un événement pour que soudainement une communauté prenne racine, s’établisse dans la durée et crée des services innovants. Trop souvent, une animation ponctuelle, comme un hackathon, se limite à une compétition qui rapporte, au final, bien peu aux organisateurs comme aux participants.
Simon Chignard, éditeur des données d’Etalab, le service de libération de données du gouvernement français, a publié un billet sur les défis et limites des hackathons qui fournit les pistes de solution.
Faute d’avoir défini, clarifié et partagé en amont les objectifs, on risque d’être un peu déçu par la réalité des réalisations. De la même manière qu’un Start-Up Week-End (marque déposée, sic) fait émerger des idées d’entreprises (et non des entreprises elles-même), le hackathon fait émerger des idées de service, éventuellement des prototypes. Mais le passage à la phase opérationnelle demande bien souvent un effort supplémentaire.
Médiation et apprentissage
Les données sont de la matière brute qu’il faut savoir manipuler et les objets qu’elles décrivent, comme des budgets ou des contrats publics, sont plus complexes qu’on le croit trop souvent. Même si les données étaient toujours complètes et de bonne qualité, il n’est pas à la portée de tous d’ouvrir les fichiers, d’en comprendre le contenu et de trouver un outil qui permette d’en extraire de l’information. Le risque de voir s’élever un mur entre ces ressources informationnelles et leurs utilisateurs potentiels est très élevé. Avec pour conséquence, la perte de la valeur que représente l’accès aux données.
Selon David Low, développeur et promoteur du code source ouvert, c’est ce qui arrive si l’organisation ne fournit pas les moyens de les comprendre et de les exploiter — tels qu’une bonne documentation et des applications en libre-service.
Co-production et enrichissement de données
Alors que nous sommes tous devenus des producteurs de contenu en puissance et que nous attendons de toute forme d’organisation qu’elle interagisse avec nous, il apparaîtrait naturel qu’un portail de données ouvertes soit lui-même ouvert aux échanges avec les utilisateurs et fasse appel aux citoyens afin de contribuer à la production de données d’intérêt public.
… les citoyens, les chercheurs, les entreprises peuvent compléter, enrichir, améliorer les données, notamment en partageant les réutilisations nombreuses qu’ils en font. De même, cette logique de coconstruction s’étend aux données produites par les citoyens eux-mêmes, et notamment les grandes associations contributives comme OpenStreetMap, OpenMétéo Foundation, OpenFoodfact, etc. Il y a là un réservoir de savoirs qui complètent et enrichissent considérablement les données produites par l’administration.
C’est ce qu’offre également la Fondation Internet nouvelle génération (toujours en France), par le biais de « chasses aux données » où les citoyens contribuent à documenter des besoins et des usages en énergie et en santé.
Modernisation de l’État et porosité gouvernementale
Parmi les raisons qui motivent le gouvernement français à développer des politiques et à investir des ressources pour valoriser les données publiques, il en est une que tous nos niveaux de gouvernements devraient considérer sans tarder. C’est celle qui trace le chemin vers la transition numérique des administrations publiques et, du même coup, vers la modernisation de l’action publique.
… l’open data est la première marche vers ce que l’on appelle parfois « l’administration comme une plate-forme » : apprendre à travailler avec les citoyens, leur fournir les ressources qui leur permettent d’innover, d’inventer de nouveaux services, et parfois, profiter de cette dynamique pour entrer dans des démarches d’innovation ouverte (attirer à soi l’innovation de l’extérieur).
Au-delà des projets d’animation et du développement d’outils, Il faut stimuler la participation, autant interne qu’externe, le transfert de connaissances et piloter des boucles de rétroaction. Ce sont les objectifs d’un éditeur (ou éditrice) principal des données.
Il ne s’agit pas de gérer, mais de conseiller et de proposer une démarche fédératrice qui permette de collaborer avec tous les acteurs concernés. Un rôle qui fait davantage appel à des compétences numériques que technologiques pour la promotion d’une culture de la donnée et, par extension, de l’information.
Pour soutenir l’essor économique, social et culturel des collectivités nous avons tout intérêt à ce que les plateformes de données ouvertes de nos gouvernements soient des catalyseurs pour la modernisation des administrations et la participation citoyenne. Entre produire des catalogues de données et des espaces d’expérimentation agiles, que choisirons-nous?
Pourquoi s’intéresser aux souvenirs d’Expo67 quand « Internet, c’est une exposition universelle à tous les jours » ?
Écoutez bien Julie Bélanger, fondatrice du groupe Expo67 sur Facebook, et Luc Gauvreau, passionné de culture et d’histoire (et un peu geek à heures). Les valeurs et l’esprit de l’événement qui a fait entrer le Québec dans la modernité sont encore bien présents et ont également marqué l’ADN culturel de Montréal.
En participant au hackathon des Journées de la culture, à Montréal du 25 au 27 septembre 2015, Luc et moi souhaitons attirer l’attention des institutions (bibliothèques, musées, archives) sur les contributions citoyennes à la mémoire collective à l’ère numérique:
Comment celles-ci pourraient-elles se connecter à nos souvenirs partagés?
Comment pourraient-elles entrecroiser nos mémoires avec leurs propres collections?
Le 50e anniversaire d’Expo67 sera plus qu’une commémoration, ce sera un point de départ pour la mise en réseau de nos mémoires et de nos cultures. Et si l’esprit d’Expo67 se manifestait dans l’île de Montréal, ses bibliothèques publiques et ses lieux de culture lors de cet anniversaire alors que nous soufflerons les 375 bougies de Montréal ?
Vidéo réalisée par Christian Aubry, au Parc Jean-Drapeau (Expo67, Terre des Hommes), le 19 septembre 2015.