N’en déplaise à ceux et celles qui n’ont vu que dénigrement et manque d’ambition dans les réactions qui ont suivi la proposition d’Alexandre Taillefer (vidéo, 43:39 min.), celle-ci a favorisé des échanges révélateurs de la véritable nature de la transformation numérique à poursuivre. Proposer la création d’une nouvelle plateforme culturelle ne fait que remettre à plus tard les nécessaires adaptations qu’un système doit entreprendre pour durer et prospérer.
Face à complexité: la diversité des perspectives
La réaction de Sylvain Carle, exprimée à chaud lors de cette première édition du Forum Culture + Numérique, a été répercutée sur les médias sociaux.
Tellement pas d’accord avec la vison de plate-forme “du Québec pour le Québec” de @ataillefer. Un modèle anti-internet, anti-ouverture. #fcn
— Sylvain Carle (@sylvain) 21 mars 2017
À l’émission de radio La sphère, diffusée le samedi suivant l’événement, Martin Lessard en a fait le sujet de sa chronique. Même les médias grands publics ont repris ce qui semblait une polémique, mais qui pourrait être le début d’échanges qui n’ont jamais eu lieu de façon ouverte et avec toutes les parties concernées.
Il y aurait pourtant lieu de faire converger les différentes lectures des causes et des symptômes du malaise croissant qui afflige plus spécifiquement les domaines des arts et de la culture dans le contexte de la transformation numérique. Ces quelques publications témoignent de la diversité des perspectives et des approches proposées pour une même problématique. Cette diversité constitue, selon moi, notre meilleure outil pour faire face à la complexité des changements qui se manifestent différemment et à divers niveaux dans des systèmes qui sont tous interdépendants.
Voici quelques perspectives qui sont toutes pertinentes et guidées par la recherche de solutions:
- De plates-formes et de ressources: numériques et physiques, par Sylvain Carle
- Taillefer.coop, par Patrick Tanguay
- Plateformisation: l’exemple DuProprio, par Stéphane Guidoin
- Extrait d’un long commentaire d’Yves William à la suite du partage de mon billet sur Facebook:
Le grand défi n’est-il pas plutôt de faire se rencontrer ces ressources mutualisées et les usagers/consommateurs? ET si au contraire, Taillefer et toi étiez du même combat?
Ce que je vois, c’est que vous êtes sans doute du même combat, mais à deux bouts du spectre. Toi, du côté de la ressource, du produit, de l’œuvre, et la mise en place des infrastructures qui faciliterait leur découvrabilité. Mais comme tu dis : « l’offre culturelle est abondante et que notre attention, elle, est limitée. » Et le problème est tout là. Cet aspect manque à ton équation. Non seulement notre attention est limitée, mais elle est dirigée, elle est détournée… par ces grandes plateformes. Taillefer, quant à lui, avec sa proposition, ne s’occupe que de l’usager; il aimerait créer un canal pour attirer l’usager et faire pointer son « attention » ailleurs, sur d’autres produits, d’autres biens et services. Locaux, ceux-là.
Et si finalement ces deux bouts du spectre devaient travailler ensemble, travailler soutenir la visibilité des ressources et des produits, mais aussi sur cette attention dispersée des usagers ?
Mais d’accord, il faut oublier la plateforme.
- Suzanne Lortie, professeure à l’École des médias de l’UQAM, a commenté, comme suit, un article sur Facebook:
C’est ça, je crois, qui motive Alexandre Taillefer. Et c’est bien parfait.
“What Amazon Prime is selling most of all is time. Every executive I spoke to, when asked about how it all fits together, cites this desire to get you whatever you want in the shortest window possible. Stephenie Landry, the Amazon vice president who launched Prime Now in 2014 and has overseen its expansion into 49 cities in seven countries, explains that her business merely has to answer two questions: “Do you have what I want, and can you get it to me when I need it?” The rest of the customer experience is built around answering both questions in the affirmative.”
Why Amazon Is The World’s Most Innovative Company Of 2017
Et dans ses interventions qui émaillaient le fil des commentaires, elle a évoqué le modèle de rémunération du risque dans le cadre d’investissements publics; un modèle dont l’inadéquation affecte plus spécifiquement les nouveaux produits culturels.
” si la discussion porte en même temps sur la reconfiguration des marges des détaillants et la mutualisation de la logistique, il faut donc commencer par le commencement pour les produits culturels: revoir les notions de pari passu, les piscines qui se remplissent consécutivement.”
Les systèmes grâce auxquels nos contenus culturels et artistiques sont produits et diffusés doivent s’adapter au contexte numérique pour y jouer un rôle plus proactif. N’y a-t-il pas là des discussions qui sont trop souvent éludées, mais qu’il faudrait avoir le courage d’accueillir ?
Politique culturelle en crise ?
Certains états d’Asie ont, dès le début du 21ième siècle et alors que se développaient de nouveaux modèles économiques, pris des mesures visant à protéger leur culture et leurs productions. La culture a été intégrée à la politique industrielle de la Corée afin de préserver son identité culturelle et de favoriser ses productions au sein des marchés national et international. Protectionnisme ? Peut-être, mais il s’agissait avant tout de rechercher un équilibre entre productions culturelles nationales et étrangères auprès des consommateurs.
Même si la présence, dans une même phrase, des mots “culture” et “économie” soulève la méfiance de plusieurs, il faut lire les publications résultant d’ateliers menés par des universitaires en économie, arts, culture et communication à propos des échecs des économies créatives et du recadrage des politiques culturelles. Selon un des auteurs, une économie de la culture devrait avoir pour éléments clés des politiques industrielle, des médias, de la ville, des arts, des artistes et autres travailleurs culturels, ainsi que de la culture et du développement durable. Selon lui, une politique industrielle, adaptée aux spécificités du domaine culturel, ne devrait plus être uniquement une stratégie de production, mais tenir compte de l’ensemble de l’écosystème, ce qui inclut la consommation (ou l’audience).
” if we do introduce the question of cultural value into industrial policy then this cannot be simply a strategy for production – as Nicholas Garnham saw long ago. The market, the audience, the public and how they consume, access, participate, judge, learn, share and adapt has to be an essential part of an ‘industrial’ strategy. Production and consumption have to be seen as a whole in terms of cultural as well as economic value.”
After the Creative Industries: Cultural Policy in Crisis
Nous avons eu des consultations sur le renouvellement de la politique culturelle et sur la stratégie numérique du Québec, mais rarement abordons-nous les enjeux socio-économiques auxquels nous faisons face autrement que par le biais d’initiatives aux objectifs bien spécifiques et, conséquemment, aux impacts limités. En investissant nos efforts sur la création de nouveaux éléments plutôt que d’adapter nos systèmes, ne rendons-nous pas nos industries culturelles encore plus vulnérables aux contraintes externes ?
Pour aller plus loin: Antifragile: Things that gain from disorder, de Nassim Nicholas Taleb.
Pourquoi pas un médium social qui redonne aux usagers les données qu’ils produisent en leur permettant de les analyser? Un médium qui mènerait à une intelligence collective réflexive?
Je crois que qu’il serait préférable de placer un ET au lieu d’un OU dans le titre de ton texte.
Je pense qu’il faut éviter de voir une opposition entre le développement d’une plateforme (quoi que cela puisse vouloir dire) et l’adaptation des systèmes — pas plus d’ailleurs qu’avec la mise en place de politiques (culturelles, notamment).
La réalité est que, le plus souvent, ce sont les essais-et-erreurs, les succès-et-les-échecs, le résultats des bonnes-et-des-mauvaises-idées qui provoquent l’adaptation des systèmes. Et les politiques font rarement plus que formaliser ces adaptations par la suite. Bien plus que l’inverse.
Tu sais que je crois beaucoup dans la force de la politique, mais dans ce cas, je pense que c’est prendre le problème à l’envers de croire que c’est la politique qui pourra servir de locomotive — pour toutes sortes de raison, dont la lourdeur et la lenteur des institutions.
Il va falloir se résigner à stimuler l’expérimentation, accepter un certain fouillis et confier ensuite le rôle à la politique de mettre un peu d’ordre dans tout ça.
Oui, cher Monsieur Lévy, je suis tout à fait d’accord. Ce médium social serait un agrégateur des données de nos interactions avec les contenus culturels ET des algorithmes ouverts. #communs numériques.
Bonjour Clément, je reconnais que le titre induit l’idée d’un choix à faire, mais je sais bien que rien n’empêchera de nouveaux sites web ou projets d’éclore, qu’ils soient financés par le public ou le privé. Ce sont différents échanges, à la suite de mon billet précédent sur le web des données, qui ont porté sur l’absence de direction ou d’orientations en provenance des organismes de financement public relativement aux nécessaires transformations (ou repositionnements) des créateurs et entreprises culturelles qu’ils soutiennent. Et, également, sur nos prochaines générations de créateurs et d’entrepreneurs que nos institutions d’enseignement ne préparent pas adéquatement parce que nos programmes sont encore largement orientés sur des modèles d’affaires, de production et de consommation (on ignore largement tous les phénomènes de consommation, alors que l’audience est un élément clé de la plateformisation) qui sont en obsolescence ou radicalement transformés.
Alors que les programmes de soutien public n’ont pas non plus évolué, comment des propositions qui sortent des catégorisations, des modes de production ou de gouvernance habituels peuvent-ils être financés ? Les programmes actuels sont modelés sur une conception de la culture et des entreprises culturelles qui sont remises en cause par de nouveaux modes d’exploitation de l’information sous forme numérique. Les programmes actuels n’ont peu ou pas impact à court ou long terme sur la préparation de nos créateurs et entreprises à se positionner dans un contexte qui n’est plus le même depuis qu’ils ont été créés.
Aux programmes de formation et de financement public, il faut ajouter le soutien financier des écosystèmes de production dans tous les secteurs (édition, audiovisuel, musique, arts de la scène, etc.) . Comment proposer autre chose qu’une variation du même modèle, qu’elle soit formelle ou technologique, quand l’écosystème en place ne le permet pas ? Là est le plus gros défi: le système doit réorganiser et rééquilibrer ses éléments pour faire face aux contraintes externes. Il n’est pas étonnant que l’innovation vienne d’acteurs externes: ces derniers ne sont pas assujettis à nos lois, mais surtout, aux règles qui régissent nos écosystèmes.
Quant au désordre créatif, je crois que nous le vivons déjà depuis plusieurs années et “la politique” ne se manifeste toujours pas (comme la main invisible du marché, pour les partisans du non-interventionnisme de l’État). Il ne s’agit pas que la politique (au sens orientation et principes) prenne les devants, mais qu’elle se mette à jour afin de jouer son rôle de facilitatrice. Quand un communiqué publié tout récemment parle MCCQ affirme “Ce document vient confirmer que la vague du numérique bouleverse les modèles économiques établis”, on peut se demander si celui-ci a la volonté d’agir. Qu’avait-il retenu des fruits des consultations et recommandations du CALQ et de la SODEC, en 2011 ?
Nous devons avoir ces discussions et il y a des choix à faire pour soutenir la culture et la création et non, les modèles de gestion et d’affaires obsolètes.
«Il n’est pas étonnant que l’innovation vienne d’acteurs externes: ces derniers ne sont pas assujettis à nos lois, mais surtout, aux règles qui régissent nos écosystèmes.»
« comment des propositions qui sortent des catégorisations, des modes de production ou de gouvernance habituels peuvent-ils être financés ?»
Voilà une description simple des enjeux — des défis.
Reste un élément qui me tracasse un peu. Quand tu dis que les acteurs externes «ne sont pas assujettis à nos lois, mais surtout, aux règles qui régissent nos écosystèmes», c’est vrai… mais je pense qu’il faut aussi admettre que nous «acteurs internes» nous appuyons parfois un peu facilement aux habitudes et aux réflexes engendrés par des lois et des règles qui ne sont peut-être pas aussi contraignantes qu’on le dit.
Oui, exactement, il faut démonter ces habitudes et ces réflexes (“semantic straightjacket” dirait Jon Husband). Mais c’est aussi plus que du domaine des règles et procédures: les modèles économiques et la redistribution des budgets/revenus, comme le financement du risque, la mutualisation des ressources, la reconfiguration des marges de profit, etc. Ces modèles dont parle Suzanne, (comme ces ” pari passu, les piscines qui se remplissent consécutivement”) que certains n’ont pas intérêt à changer. Tous ces éléments devraient pouvoir être remis en question pour sortir du cadre habituel à l’intérieur duquel nous élaborons des pistes de solutions.
Merci pour tes commentaires, Clément, je trouve cet échange éclairant et constructif.
Merci à toi de l’avoir initié!